4 janvier 2005

Actualité académique

Synthèse de l’intervention de Denis Paget au colloque FSU du 16 décembre à Cesson par lui même

UN SOCLE OU UNE CULTURE ?

Si le Ministre de l’Education Nationale s’est sensiblement démarqué du quasi effacement de l’objectif de scolarisation de la loi d’orientation de juillet 1989 dans le rapport de la commission Thélot, il n’en reprend pas moins la philosophie générale qui repose sur la définition d’un « socle commun » et sur « une véritable diversification des rythmes d’apprentissage et des parcours de formation ».

Ce projet a sa cohérence : il postule qu’à partir du moment où l’on recentre le principal objectif du système scolaire sur la garantie qu’on aura tout fait pour que ce « socle » soit réellement acquis, on peut ensuite se permettre de laisser chacun libre de composer son menu et de définir son parcours, le principe d’égalité serait par là préservé. Mieux même, on se prévaut de présenter aux familles un système scolaire où l’individualisation et la personnalisation seraient la règle : « Ainsi, un élève doit être en mesure de passer l’essentiel du temps scolaire, s’il en a besoin, pour acquérir les seuls contenus du socle des indispensables et des autres enseignements fondamentaux. Pour un élève qui a des difficultés, les enseignements communs à tous devront être prioritairement orientés vers l’acquisition du socle commun des indispensables. Si un temps plus réduit suffit à un autre, il doit pouvoir aller plus loin selon ses dispositions et consacrer le solde de la durée aux enseignements complémentaires choisis. » [1] Ce processus se mettrait en place dès le « cycle des approfondissements », c’est-à-dire celui qui irait du CE2 à la 6e. Derrière le bon sens apparent se profile un projet redoutablement et précocement ségrégatif. Il l’est parce que l’individu continuellement convoqué au nom de cette personnalisation est un individu désocialisé, renvoyé à ses propres choix, dont les « rythmes », les « aptitudes » et les « talents » sont naturalisés. Il l’est parce que le sujet apparemment au centre des préoccupations est finalement nié au plan de sa construction, parce que le « socle des indispensables » évacue précisément ce qui forme et transforme le jeune et rabat la notion de culture commune précisément sur ce qui est le moins une culture et qui n’a guère de chance ainsi d’établir du commun.

Depuis les premiers travaux de Pierre Bourdieu sur l’éducation, il y a plus de quarante ans, la sociologie n’a cessé de raffiner dans la démonstration et la dénonciation des processus de reproduction sociale à l’Ecole. On sait depuis longtemps que plus la différenciation des curriculae est précoce, plus le système est sélectif ; or le rapport Thélot comme les propositions du ministre consistent à différencier dès la fin de la 6e - si ce n’est pas avant - , à demander aux élèves d’avoir choisi ou accepté, bien avant la seconde, un projet de formation ou d’insertion professionnelle. Cette différenciation se marquerait par « une hiérarchie des disciplines presque individuelle parce que fortement liée au projet de l’élèves » [2] dans son parcours, dans son dossier scolaire et dans son brevet. On sait aussi que plus on sollicite l’initiative des familles dans le choix des parcours - et a fortiori dans le choix de la hiérarchie des disciplines - plus on rend le système opaque pour qui n’en est pas un familier et plus on introduit de biais sociaux, car l’ambition scolaire et l’intelligence d’un système rendu encore plus complexe, n’est et ne sera pas la chose la mieux partagée. La différence des « rythmes » et des « talents » qu’un tel dispositif prétend prendre en compte et encourager n’est que l’habillage des inégalités sociales face à l’Ecole. Et il n’y a que les naïfs qui peuvent croire que 70 heures annuelles consacrées à la connaissance du monde du travail par « des professionnels d’entreprise » [3] pourraient d’une quelconque façon permettre de lutter contre les mécanismes de reproduction sociale. On objectera que la différenciation des parcours se justifie par l’existence d’un « socle des indispensables » et que ce socle n’est pas la totalité des enseignements obligatoires . C’est pourtant lui qui sera décisif pour les passages d’une classe à l’autre. Si ce socle constituait une véritable culture commune, on pourrait peut-être l’admettre. Or rien ne ressemble moins à une culture que ce socle.

La culture dispensée à l’Ecole doit prétendre à deux objectifs majeurs : aider au travail de soi quand on est un enfant, puis un adolescent et un jeune adulte en construction et le faire dans le même temps qu’on s’introduit aux dimensions collectives de la condition humaine. Pour qu’il y ait culture, il faut travailler les langages propres aux grands champs du savoir, les concepts et les notions qui permettent de structurer la pensée, d’agir et de faire des choix ; il faut avoir travaillé des oeuvres humaines, et plus particulièrement celles qui sont porteuses des grandes ruptures conceptuelles de l’histoire, et il faut progressivement s’être approprié les valeurs qui les portent. Il y faut beaucoup de temps et la scolarité obligatoire actuelle est trop courte pour y parvenir. Or l’accès en est le plus souvent rendu difficile pour les enfants dont les parents n’ont qu’un faible niveau d’études parce que la norme scolaire ne s’impose pas à eux spontanément, tout simplement parce qu’elle est construite par et pour ceux qui y ont déjà baigné et parce que l’Ecole a insuffisamment réfléchi aux processus intellectuels qu’elle présuppose et qu’elle ne se donne pas toujours le temps d’apprendre. C’est pourquoi on aurait pu s’attendre à ce qu’une réflexion approfondie sur l’Ecole s’attachât d’abord à dresser l’inventaire des raisons pour lesquelles certains jeunes n’entrent jamais dans la culture scolaire et dans la culture écrite. A-t-on assez mesuré l’écart entre la culture scolaire et les cultures des élèves qui majoritairement la fréquentent ? L’universalité laïque qui fait la fierté de l’Ecole française s’est-elle assez frottée aux différences ? Prend-elle assez le temps de se justifier et de s’expliquer ? Fait-on vraiment de l’apprentissage de la langue comme outil de pensée un usage assez précoce et suffisant ? Amène-t-on assez à réfléchir aux questions avant d’étudier les réponses ? La dimension historique des connaissances est-elle assez présente ? Les grands enjeux de société et la dimension sociale et politique du savoir sont-ils vraiment au coeur des enseignements ? L’apprentissage des outils et postures intellectuelles est-il suffisant ? Ces questions et quelques autres mériteraient d’être explorées avant de conclure que le seul socle commun possible est celui qu’on nous propose : celui remarquablement étroit de la commission Thélot ou celui légèrement amendé par le Ministre. Car, à y regarder de près, on s’aperçoit qu’ont d’abord été évacués du socle des indispensables les enseignements tournés vers la construction de la personne : éducation physique et sportive, enseignements artistiques par exemple. Paradoxalement, on prétend personnaliser la formation mais au prix d’un socle dominé par un utilitarisme aussi immédiat qu’éphémère (par exemple les techniques usuelles de l’information et de la communication ou la connaissance de l’anglais de communication ) . Ont ensuite été évacuées par la commission les sciences et l’histoire, des enseignements fondamentaux pour comprendre le monde et nouer des liens essentiels entre les hommes et les générations, c’est-à-dire construire du commun entre les élèves et avec les adultes. Le Ministre a dû là aussi prendre quelques distances avec la commission Thélot et concéder la réintroduction d’éléments de culture humaniste. Que vaudrait une note de comportement au brevet si la seule dimension civique qui compte est la connaissance des codes de politesse ? Il faudra plus que des concessions. La culture scolaire doit être constitutive du sujet, c’est-à-dire viser à le structurer en profondeur, à construire en lui cette capacité à prendre ses distances vis-àvis de lui-même et du monde, à rentrer dans un rapport réflexif à la connaissance, aussi éloigné d’une relation spontanée que d’une soumission aux seuls impératifs des techniques et de l’exécution. Qu’on tourne le problème dans tous les sens, c’est bien de cela dont aura besoin le futur citoyen « pour réussir sa vie au XXIe siècle » [4] . C’est l’enjeu d’une démocratisation réelle de l’accès aux savoirs et à la culture.

Certains pensent, en regardant vers le passé, qu’on pourrait, pour les enfants du peuple, reconstruire ce viatique très normatif qui avait fait la gloire de l’Ecole primaire de la Troisième République. C’est cette conception nostalgique de la culture scolaire qui sous-tend la notion de socle : un corpus de savoirs, savoir-faire et comportements bien calibré pour protéger les élites détentrices de la culture secondaire-supérieure. S’il est probablement vrai que l’on ne peut se contenter d’étendre le rapport des élites à leur culture à toute une génération pour faire oeuvre démocratique, il est certain que ce n’est pas en rabattant la culture scolaire commune sur ce qui n’aura aucune chance de former des personnes libres et à l’aise dans leur langue et dans leur pensée. Les jeunes ne sont d’ailleurs pas des benêts en la matière, ceux des ZP encore moins que les autres ; ils auront vite fait de voir qu’on les recentre sur un viatique bien frelaté qui ne les mènera pas très loin et surtout pas tout au long de leur vie comme on le prétend.

Denis PAGET, professeur de Lettres,
Ancien-co-secrétaire général du SNES-FSU