1er juillet 2020

Sections départementales

Les enseignant.e.s à l’école des scouts

Dernier objet de scandale et de révolte, après le prof-bashing orchestré par notre ministre à travers les errements de la crise, la nouvelle lubie absurde (à moins que ce ne soit stratégie machiavélique) en matière d’évaluation des enseignant.e.s : la distribution de médailles, appelées ’’open badges’’, aux professeur.e.s méritant.e.s, innovant.e.s et agiles. Parfaite démagogie ou nouvel objet de contrôle de la profession, moyen peu subtil de faire entrer la fonction publique dans les méthodes DRH de l’entreprise ’’start up’’ privée...

L’open badge est un fichier numérique, une image encodée qui contient la source de la structure émettrice, l’identité du récepteur, son parcours professionnel, ses compétences et talents, savoir-faire et savoir-être. « L’objectif : aider les personnes de tous les âges à acquérir et afficher les compétences du 21e siècle et débloquer de nouvelles possibilités de carrière et d’éducation » — dixit le site de la « fondation Mozilla » qui a inventé le concept en 2011 et le présente comme ’’une alternative sérieuse aux diplômes académiques’’.
Le badge s’affiche sur les profils médias, exemple i-prof pour les enseignant.e.s. Il est décerné par l’employeur, et parfois après sollicitation du bénéficiaire. On range soigneusement ses badges sur une page « backpack » que l’on construit au cours de sa carrière et des compétences accumulées. Les titulaires de telle catégorie de badges constituent entre eux un réseau et une communauté, peuvent proposer tel.le collègue à l’obtention du badge en question. Inutile de dire que toute une littérature pseudo-scientifique et particulièrement vaseuse justifie et accompagne le nouvel outil d’évaluation, symbole du « new management », avec force expressions ridicules : concept de tiers-lab ; design thinking ; escape game pédagogique...
 
Aujourd’hui, plusieurs académies (Poitiers, Montpellier, Nice... Caen pour les étudiants) ont repris l’idée. Il s’agit de « motiver, reconnaître et certifier les compétences des enseignants », et « valoriser les acteurs impliqués dans l’évolution et la transformation des pratiques pédagogiques » (dixit académie Montpellier). Quatre catégories de badges sont établies : explorateur.trice / utilisateur.trice / passeur.euse / bâtisseur.euse. Ils sont décernés en fonction des stages suivis, des expériences menées, des créations de ressources (notamment à l’occasion du travail en distanciel), des partages de pratiques avec les collègues etc. (57 badges ainsi créés dans l’académie de Montpellier... ouf !). Le profil ainsi bâti à coup de badges sera étalé sur i-prof et pourra être utilisé dans les évaluations PPCR. cf le lien

Tout cela fleure bon le monde du jeu vidéo et de la vie virtuelle, chacun court après les badges et remplit son « backpack », tel super Mario à la conquête des power-ups ; évoque le monde de l’entreprise qui désigne le meilleur employé du mois au tableau d’honneur. On est dans le capitalisme de la performance à tout prix, de la surveillance mutuelle et de la concurrence entre salariés, des hiérarchies intermédiaires et des petits chefs et premiers de cordée (le badge du bâtisseur !) : le comble de l’esprit Blanquer. voir intervention Rectrice de Poitiers

Mais dans les faits, il s’agit d’infantiliser les enseignants, distinguer les gentils profs méritants qui font des efforts d’innovation et d’agilité pédagogiques, d’intérêt pour leurs élèves même dans les conditions difficiles et atypiques, comme s’ils et elles avaient attendu les récompenses et les bons points pour s’engager et défendre les valeurs du service public, et s’adapter aux circonstances.
Second objectif : l’individualisation des carrières de plus en plus soumises au bon vouloir de la hiérarchie qu’il faudra acheter à coup de badges monnayables en échange de promotions et faveurs. « Les Open Badges font entrer l’Education nationale dans une nouvelle ère de l’avancement où toute règle administrative et paritaire est remplacée par la toute puissance de la faveur et du copinage » (F. Jarraud in Café Pédagogique).
Enfin, à travers l’acquisition de compétences sur le tas, il faut déconnecter la profession de la formation universitaire et des diplômes. Car, chacun le sait : «  70% des apprentissages des salariés sont informels. En comptant 20% de savoirs liés à des coaching ou du mentorat, il ne reste que 10% d’apprentissage formel et actif, reconnu par des diplômes » (dixit le site Cocoworker, promoteur du système). A chacun donc de construire sa carrière au gré des expériences et des rencontres informelles dans la concurrence généralisée.
 
L’académie de Rennes n’est pas (pas encore) concernée, cela viendra sans doute  : il faut refuser en bloc cette scandaleuse et imbécile « innovation », cette resucée de la distribution de médailles proposée aux soignants. Refuser ce projet qui vise à nous « déposséder de la dignité au travail, laquelle repose sur notre connaissance du métier, condition de notre capacité d’expertise  » (Laurence de Cock).