Je vais introduire ma participation au débat en évoquant quelques-uns des problèmes qui se
posent aujourd’hui à l’activité professionnelle des enseignants et la question de l’action
possible dans un tel contexte.
Comme dans tous les métiers, les enseignants se heurtent à des dilemmes de travail. De tels
dilemmes constituent la trame habituelle de l’activité professionnelle où il faut opter, à chaque
instant, dans des situations plus ou moins problématiques, entre plusieurs possibilités
d’action. Opter le plus souvent immédiatement, bien entendu, sans avoir le temps ni les
moyens de la délibération réfléchie, en mobilisant de façon plus ou moins perçue, son
expérience, ses ressources, ses possibles.
Notre recherche menée avec des professeurs du secondaire, dans le cadre d’un partenariat
avec le Snes, montre qu’aujourd’hui, dans le cours quotidien de l’activité enseignante, ces
dilemmes se multiplient, se durcissent et deviennent toujours plus difficiles à surmonter.
Certains tiennent à la classe. Ainsi pour quoi opter quand un élève perturbe, d’une façon ou
d’une autre l’activité scolaire : l’ignorer, s’adresser à lui - et comment ? -, s’interrompre,
continuer avec la reste de la classe comme si de rien n’était, tourner la difficulté d’une façon
ou d’une autre, et laquelle ? De même, que faire, à certains moments, par rapport aux règles
que l’on a mises en place pour faire fonctionner la classe ? Faut-il les appliquer, les
relativiser, les ignorer ? Doit-on dans certaines circonstances maintenir le rythme du cours ou
au contraire prendre son temps ? Faut-il chercher à faire tout, au moins l’essentiel du
programme, ou procéder à des coupes franches ? Doit-on favoriser plutôt l’acquisition de
connaissances et de savoirs, de méthodes, ou viser, comme on y est incité, l’acquisition et
l’évaluation de compétences ? ...
D’autres dilemmes, qui se développent désormais, se situent dans un cadre plus large : dans
ses rapports avec l’administration, à quelles sollicitations faut-il répondre et lesquelles
refuser ? Comment se comporter et faire avec les nouvelles injonctions des programmes, des
hiérarchies ? Quand on est débordé, que privilégier dans son activité : préparer ses cours,
corriger des copies, assurer telle ou telle autre tâche –professeur principal, etc… - ? Dans son
emploi du temps, à certains moments, comment arbitrer entre son temps professionnel et son
temps personnel ? ...
Ces dilemmes de travail, il en existe quantité. On peut multiplier les exemples et chacun
d’entre vous peut en trouver d’autres s’il se reporte à ce qu’il est amené à vivre dans son
propre travail. Ce qui pose problème, c’est bien qu’ils se présentent désormais dans des
configurations qui rendent difficile, voire impossible parfois, de s’y retrouver et d’en sortir de
façon satisfaisante.
Ainsi les obstacles, les empêchements à agir comme il le faudrait, se multiplient. On est de
plus en plus souvent conduit à ne pas arriver à faire ce que l’on voulait faire, à faire ce qu’on
ne voulait pas faire, à refaire ce qu’on a déjà fait sans arriver forcement à mieux le faire, à ne
pas obtenir que ce que l’on fait résolve les situations, mais au contraire parfois les aggrave,
etc.
Les conséquences de cette situation sont graves. Pour les personnes elles-mêmes, d’abord.
L’activité professionnelle devrait permettre de faire les tâches que l’on a à faire, d’avoir une
prise sur son travail, sur son environnement et donc, au delà, sur le monde. Ne pas y arriver
vraiment se retourne contre soi-même. Cela peut conduire à une altération de la santé,
psychique ou physique, parfois gravement.
Mais cela se retourne aussi contre le métier que l’on fait. L’engagement professionnel s’érode quand on ne trouve plus assez de raisons d’être satisfait de son travail, que l’on est au bord de
la saturation devant ce qui se passe dans les classes, parfois devant tel ou tel élève. Les
valeurs auxquelles on est, dans ce milieu, généralement attaché, sont elles aussi mises en
cause et nous avons rencontré bien des interrogations sur le collège unique, la démocratisation
de l’enseignement, etc.
Ce bilan rapide de la situation actuelle demande sans doute à être précisé. Dans un organisme
aussi vaste que l’éducation nationale, les situations exactes sont multiples. Mais la tendance
générale est d’aller vers des difficultés dans le travail. Peu à peu – ou parfois très rapidement – ces difficultés gagnent du terrain.
Il s’agit en fait d’une véritable « crise de réalisation du travail » dans laquelle la question
posée est fondamentalement la possibilité réelle de faire aujourd’hui du « bon travail », voire
même de faire son travail tout court.
Comment réagir ? Où trouver les ressources pour faire face et surtout transformer les
situations ? C’est du côté du métier lui-même et du milieu de travail qui le porte qu’il faut se
tourner. C’est en effet dans ce cadre que le travail s’effectue et que se trouvent – ou non - les
ressources pour le faire et si possible bien le faire.
Un métier, tel que nous le définissons en clinique de l’activité, comporte en fait quatre
dimensions qui sont inséparables.
- Une dimension dite « impersonnelle » parce qu’elle n’appartient à personne en propre
dans le milieu et qu’elle ne dépend pas, directement du moins, de l’action des
professionnels. Elle se rapporte au champ institutionnel de fixation des tâches, de
prescriptions, d’instructions, d’encadrement, etc. Elle porte donc sur la définition d’un
métier et de ce qu’on doit y faire, telle que cela provient finalement de la société, au
sens large du terme, au travers de l’institution. - Une seconde dimension est « personnelle ». Elle concerne les conceptions,
représentations, les façons de faire et de penser qui marquent la singularité de chacun
dans l’exercice du métier. Elles dépendent des histoires et expériences personnelles et
donnent leurs spécificités à chaque manière particulière de faire le métier.
Mais, entre ces deux dimensions, qui marquent les deux aspects les plus contradictoires du
métier, existent deux autres dimensions qui renvoient au fait qu’un métier s’exerce au sein
d’un milieu. - Il s’agit d’abord d’une dimension « interpersonnelle » qui désigne les relations de
travail qui, se nouent, dans des formes diverses, formelles ou informelles, entre ceux
qui font le même métier. Même peu structurées, apparemment, chez les enseignants,
ces relations de travail jouent un rôle important pour se repérer, s’informer, s’adapter,
etc. aussi bien au moment de la formation et de l’entrée dans le métier que tout au
long de la vie professionnelle. - Ces relations « interpersonnelles » contribuent à alimenter une autre dimension du
métier. Cette quatrième dimension est dite « transpersonnelle ». On désigne par là
l’ensemble des façons de faire et de penser ce que l’on fait. Elles constituent le bien
commun – ou « genre » professionnel - d’un milieu de travail. Un tel bien commun
est élaboré au cours de l’histoire dans la confrontation avec les réalités du travail,
d’une part, et, d’autre part, dans un rapport souvent conflictuel, avec la dimension
« impersonnelle ». Compte tenu de la complexité de toute situation professionnelle, le
« genre » n’est en aucune façon un bloc homogène et standardisé de représentations et
pratiques professionnelles mais l’ensemble inévitablement diversifié de ce qui est
admis par le milieu comme manières de faire et d’être dans l’exercice du métier.
Dimension « interpersonnelle » et « genre professionnel » constituent en quelque sorte des
« intercalaires collectifs » entre les dimensions « impersonnelle » et « personnelle » du métier. Elles sont des points d’appui essentiels pour les professionnels qui les portent en eux, les font
vivre et évoluer, et qui y trouvent les modalités selon lesquelles ils peuvent mettre « à leur
main » tant les contraintes du travail que les obligations qui leur incombent.
Les quatre dimensions du métier que je viens de présenter rapidement sont dysharmoniques,
traversées de conflits, en elles-mêmes et entre elles. Ainsi, pour ne prendre qu’un seul
exemple, il arrive bien souvent de voir s’opposer manières personnelles de faire et de
concevoir le métier, d’une part, et, d’autre part, injonctions institutionnelles voire le genre
professionnel établi.
Cependant pour qu’un métier puisse remplir son rôle et que les professionnels puissent s’y
retrouver et y trouver les ressources nécessaires pour travailler, il est nécessaire qu’un
agencement, au moins relativement satisfaisant, entre les diverses dimensions puisse s’établir.
C’est ce qui permet à chacun de se reconnaître dans ce qu’il doit faire et finalement fait
personnellement, dans ce que le milieu admet et fait collectivement, dans les diverses
relations qui s’y nouent.
Le problème est qu’aujourd’hui les dimensions « interpersonnelle » et « transpersonnelle »,
ces « intercalaires collectifs » essentiels pour ceux qui travaillent, se délitent. L’agencement
établi de longue date entre les diverses dimensions du métier est remis est cause.
Une des raisons en est sans doute que, dans le contexte de difficultés accrues du système
éducatif, les manières établies de faire et de penser le métier, ne permettent pas d’affronter
aisément les situations problématiques qui se multiplient. Un certain désajustement du
« genre » se manifeste pendant que les relations « interpersonnelles » au travail, entre
générations d’enseignants, entre collègues, avec les hiérarchies et les partenaires de l’acte
éducatif gagnent en complexité et tendent à perdre leur fonction de ressources pour l’action.
Dans le même temps, toutefois, dans leur grande majorité les enseignants font preuve d’une
inventivité parfois étonnante pour tenter, et arriver malgré tout plus fréquemment qu’on ne le
pense généralement, à assurer un enseignement. Cependant cela reste instable, soumis à
l’impact des circonstances et à l’usure du temps.
Mais il ne s’agit là que d’un aspect du problème. L’essentiel est que, quelles que soient les
efforts du milieu pour assumer du mieux possible les évolutions actuelles du système éducatif
et renouveler ainsi le métier enseignant dans sa diversité, du coté de l’institution les
conditions ne sont pas réunies pour valoriser et soutenir ces tentatives.
En effet, au nom des difficultés rencontrées par le système éducatif et des orientations qui lui
sont politiquement prescrites, l’institution s’est lancée dans une restructuration de grande
ampleur du système éducatif. Fondamentalement il s’agit d’une nouvelle conception, plus
utilitariste et compétentielle de la formation, qui s’éloigne de celle dont se réclame encore la
majorité des enseignants : former les jeunes générations à des contenus et des façons d’être
socialisantes.
En conséquence, en ce qui concerne le travail des professionnels, se mettent en place des
modalités managériales et technocratiques qui tendent à rejoindre celles actuellement
dominantes dans nombre de domaines professionnels.
L’objectif est de remodeler, et avec des processus de plus en plus rigoureux, les façons de
faire et de penser ce que l’on fait, autrement dit le « genre » professionnel, au profit
d’objectifs et de procédures élaborés de l’extérieur, sans - voire contre - l’expérience et les
savoirs des professionnels eux-mêmes. Au mieux certains aspects en sont récupérés et, après
analyse experte, modélisés et promus sous forme de « bonnes pratiques. » En outre les formes
existantes de relations « interpersonnelles » professionnelles sont dévalorisées au profit d’une
implication individuelle mesurable et évaluable et d’un travail en « équipe » souvent fictif ou
au contenu purement organisationnel ou technique.
Ces orientations, qui dessinent les contours d’un nouveau métier se voulant plus rationnel et
efficace, démarqué des savoirs d’expérience des professionnels, sont loin de permettre
d’affronter la multiplication actuelle et le durcissement des dilemmes de travail. La crise de
réalisation du travail s’approfondit pendant que les professionnels perdent leurs repères et que
leur sentiment grandit d’être abandonnés à leur sort, lâchés par une institution dont ils ne
comprennent plus les finalités et les méthodes.
Le plus préoccupant est peut-être que ce qui est en train de se produire surévalue la dimension
« impersonnelle » du métier et tend à minorer ou encadrer étroitement ses « intercalaires
collectifs ». Un face à face direct s’instaure progressivement entre l’institution d’un côté et
chaque professionnel de l’autre. Les solidarités et, plus profondément encore, les supports de
l’activité que sont le « genre » professionnel et les relations « interpersonnelles » de travail
s’affaiblissent.
Cette évolution que l’on voit à l’œuvre dans d’autres milieux de travail est menaçante, voire
extrêmement dangereuse, pour les individus, pour le milieu. Dans un tel contexte en effet le
poids de l’institution pèse à plein, personnellement, sur des professionnels sommés de se
mobiliser dans des modalités prescrites pour effectuer des tâches prédéfinies, standardisées.
L’isolement, la recherche de solutions individuelles, la concurrence gagnent. Certains
cherchent à tirer leur épingle du jeu en s’inscrivant dans le courant dominant. Mais d’autres
peuvent être broyés, comme on le voit dans d’autres secteurs d’activité.
Pour conclure cette rapide présentation, je reviendrai sur la question que j’ai posée plus haut :
comment réagir à l’actuelle crise de réalisation du travail ? J’ai répondu que c’était du coté du
métier lui-même et du milieu de travail qui le porte qu’il fallait se tourner. Mais j’ai dit que ce
métier était mal en point et que les tentatives indéniables du milieu pour le renouveler étaient
confrontées à une institution qui, poursuivant ses objectifs, promouvait une nouvelle
conception du métier et du travail enseignant.
Dès lors, que peut-on faire ? Une perspective réaliste, celle que je défends en tout cas,
consiste à soutenir les professionnels pour qu’ils puissent reconstituer des « intercalaires
collectifs » pertinents. Ainsi pourraient-ils disposer de ressources leur permettant de
développer, personnellement et collectivement, un nouveau pouvoir d’agir. En transformant et
enrichissant ce qui existe, ce nouveau pouvoir d’agir donnerait les moyens de lutter contre la
crise de réalisation du travail, de défendre un travail de qualité permettant aux enseignants
d’assurer les missions qui leur sont fixées, et qu’ils se fixent, quant à l’éducation des jeunes
générations. En d’autres termes, il s’agit de redonner la main sur leur métier à ceux qui le font
afin d’en assurer l’efficacité tout en se sauvegardant eux-mêmes.
Un tel objectif peut se concrétiser. Nous avons, pour notre part, dans le cadre du partenariat
mené avec le Snes, fait la preuve que de petits collectifs de professionnels « travaillant sur
leur travail » pouvaient permettre à leurs participants, non seulement de reprendre dans la
mesure du possible la main sur leur travail, mais aussi de faire vivre entre eux un genre
professionnel renouvelé. Pour nombre d’entre eux, il en est découlé une capacité nouvelle de
mobilisation et d’intervention.
Mais les enjeux actuels sont d’une autre ampleur et d’une autre urgence. Ils portent sur la
capacité du milieu enseignant, dans la plus grande ampleur possible, de développer ici et
maintenant son pouvoir d’agir et de reprendre la main sur le métier, y compris face à ce que
l’on tente de lui imposer. Ce défi est peut-être celui auquel il faut s’affronter maintenant.
Jean-Luc Roger, CRTD-CNAM Paris, Équipe de clinique de l’activité